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Le coût du multilinguisme

Le coût du multilinguisme

En annonçant, au début de sa présidence de l’Union, la publication d’un bulletin d’information sur ses activités en latin, la Finlande a réouvert, par l’anecdote, l’un des dossiers les plus épineux de la construction européenne : le multilinguisme. Le régime linguistique de la Communauté est fixé par le Conseil statuant à l’unanimité. Le tout premier règlement adopté par le Conseil en avril 1958 a fixé le principe de l’égalité des langues et de l’égal accès des citoyens aux institutions européennes. Ainsi, les langues officielles et les langues de travail des institutions de l’Union sont les langues nationales des pays membres (à l’exception du gaëlique irlandais et du luxembourgeois), et tout citoyen d’un Etat membre a le droit de correspondre par écrit et par oral dans la langue officielle de l’Etat en question. L’Union européenne avait donc 4 langues officielles et de travail en 1958, puis 9 à partir de 1986 et en compte 11 depuis 1995.

Si en pratique, une évolution des langues utilisées se dessine au sein de la Commission, le Parlement européen (PE) prend la défense d’un multilinguisme absolu, seule façon de construire une Europe proche des citoyens. Comme l’affirment régulièrement les députés européens « l’argument du coût n’intervient pas dans ce débat ». En 1994, une initiative de M. Lamassoure proposant de ne retenir que cinq langues de travail avait suscité une vive réplique de la part d’un parlementaire néerlandophone, rappelant alors que la France était d’autant plus mal venue de faire des propositions d’économies «qu’elle oblige le contribuable européen à verser chaque année 5 milliards de francs belges (800 millions de francs français) pour financer le déménagement mensuel du Parlement européen à Strasbourg». Le débat avait été donc été clos et ne s’ouvrira vraisemblablement à nouveau qu’avec les prochaines adhésions.

Peut-on néanmoins braver l’interdit et tenter d’évaluer l’argument ? Car s’il ne « compte » pas, il coûte néanmoins. Force est de reconnaître qu’on n’y arrive pas totalement tant les ramifications du multilinguisme et les réticences pour évoquer ce sujet tabou sont nombreuses. D’ailleurs, selon un haut fonctionnaire européen, « le chiffre n’est pas connu, ou s’il l’est, c’est un secret bien gardé ». On distingue tout d’abord le coût direct qui correspond au coût de traduction et d’interprétation de et vers toutes les langues. Mais il existe aussi de nombreux coûts indirects, liés aux cabines (chacune des 50 salles de réunions du PE a entre 4 et 14 cabines d’interprétation par exemple), matériels, cours de langues (5,6 millions d’euros), concours, publications officielles en onze langues (2 millions de pages par an), sans compter les programmes communautaires de soutien à l’apprentissage des langues étrangères. Il existe enfin les coûts non financiers, qu’il s’agisse du coût linguistique lié aux traductions (changements de sens, perte de précision) ou des coûts d’organisation. Les délais sont allongés par la nécessité de traduire tous les documents de séance du PE (rapports, amendements...), et les débats perdent en qualité. L’éloquence, la rhétorique, les éléments rituels du jeu parlementaire disparaissent, sans parler de l’humour, très refroidi après deux traductions successives dans le cas d’interprétations en relais. On prétend d’ailleurs que, «quand un français fait une blague, les danois sont les derniers à rire »...

Faute d’étude exhaustive, seul le seul le coût direct peut être évalué. Les différentes institutions consacrent entre un tiers (pour la Commission) et 80% (pour la Cour de Justice) de leur budget administratif aux dépenses d’interprétariat et de traduction. Il est important de distinguer les deux services. Traducteurs et interprètes ne se ressemblent et ne s’assemblent pas. Que l’on ne s’avise pas de confondre l’un et l’autre ! Une difficulté supplémentaire vient du fait que les institutions n’ont pas toutes le même régime. Pour simplifier, on peut dire que chaque institution a son propre service de traduction, à l’exception d’un petit centre commun qui travaille pour les agences satellites de l’Union. Le régime est différent s’agissant de l’interprétariat. Le Service Commun Interprétation Conférences (SCIC) de la Commission est le bateau amiral de l’ensemble. C’est le plus grand service d’interprétation du monde. Ses 541 interprètes travaillent à 40% pour la Commission, et à 60% pour le Conseil, le Comité des régions et le Comité économique et social. Ces « prestations extérieures » sont facturées 600 euros par jour. Le service d’interprétariat du PE, plus léger, travaille également pour la Cour des Comptes. Les différents services peuvent coopérer en cas de besoin. On compte au total, environ 4000 « administrateurs linguistiques », c’est à dire traducteurs et interprètes, sans compter les collaborateurs extérieurs (le fichier du SCIC comporte 1900 noms), qui ont assuré près de la moitié des 215.000 journées d’interprétariat en 1998.

Sur la base des informations partielles communiquées par les différents services, le coût serait de 700 millions d’euros, mais il existe un certain flou sur ce sujet. Selon la dernière estimation officielle du PE en 1989 (avec 9 langues), le coût du multilinguisme était de l’ordre de 2% du budget total de l’Union, ce qui représenterait aujourd’hui près de 1,7 milliards d’euros (11 milliards de francs). Selon une source officieuse, ce chiffre devrait même être légèrement supérieur, de l’ordre de 2,1-2,2% soit 1,8 milliards d’euros, car le coût croît avec le nombre de langues. 9 langues permettent 72 combinaisons linguistiques, 11 langues, 110, et 17 langues, 272 combinaisons. Dores et déjà, le quart des hauts fonctionnaires de la Commission sont traducteurs ou interprètes et on compte, pour chaque langue et chaque service, 30 interprètes et 50 traducteurs par langue supplémentaire à traiter.

Il existe sur ce sujet des enjeux beaucoup plus importants que les seuls aspects financiers, notamment le statut des langues, la place de l’allemand qui, bien qu’elle ne soit pas de dimension mondiale, est la langue la plus parlée en Europe, ou le lent déclin du français, dont la place s’est progressivement érodée au fil des adhésions successives. Le défi linguistique est aussi un défi politique. Les difficultés actuelles pour respecter le multilinguisme seront décuplées demain avec les futurs élargissements. Quant au latin, qu’on se rassure, il ne s’agit que d’un bulletin dont l’usage restera certainement assez confidentiel.


Mots clés : langues, coût, interprétariat, traduction, multilinguisme, parlement européen, SICC, fonctionnement,élargissement
Source : Le Monde
Date : 30/11/1999

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A propos

Nicolas Jean-BrehonParce que la construction européenne a un immense besoin de pédagogie, que celle ci est aujourd'hui mal assurée, et que chacun conviendra que toutes les initiatives pour y remédier sont bienvenues;
- Parce que les formations européennes notamment en finances publiques sont rares, et que l'information officielle est souvent complexe ou partiale;
- Parce que 20 ans d'expérience sur ces questions, en tant que haut fonctionnaire parlementaire, puis en tant qu'enseignant en finances publiques et chroniqueur budgétaire au Monde de l'économie, me conduisent à penser que l'opinion publique s'éveille et commence à s'intéresser à ces sujets;
- Parce que les ouvrages et articles dans ce domaine sont rares et qu'il m'a paru intéressant de regrouper les informations éparses.